A travers le désert intérieur.

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Dans la nuit du 4 au 5 novembre 1942, nous avons observé de grandes flammes qui s’élevaient au-dessus des lignes ennemies. Les Allemands brûlaient sûrement du matériel intransportable avant de se replier. Nous apprenons qu’au Nord, les Anglais ont réussi à percer le front ennemi. Notre division n’étant pas équipée pour la poursuite, je conclu que nous ne retournerons pas au front de sitôt et décide d’enlever les amorces de mes grenades. Je m’assieds sur les talons devant la caisse et je me mets au travail.

L’un après l’autre, les explosifs me passent par les mains. Je travaille en bavardant avec les copains. Louvin est debout à ma gauche. Sans que je m’en aperçoive, il a pris une grenade. Il la dégoupille. L’amorce était toujours sur la grenade. Louvin prend peur et me la tend. Je la saisis sans soupçonner le danger.

A peine l’ai-je dans les mains que j’ai compris : elle va sauter… Je n’ai qu’une idée : m’en débarrasser. Je cherche du regard dans quelle direction la lancer, tandis qu’une voix me répète à toute vitesse : t’en débarrasser, t’en débarrasser…

Les copains sont là sur la gauche qui ne se sont encore rendu compte de rien. Plus loin, Ben Hamar fait la tambouille. En face de moi, un gros camion-citerne plein d’essence m’empêche de voir. Au fond, le chef-comptable dans le camion-bureau. A droite, deux officiers échangent des nouvelles. Plus loin, les Syriens préparent les repas. Derrière moi, la falaise. Mais, elle est si haute que je ne parviendrai pas à y lancer mon engin.

Combien de temps mon regard a-t-il parcouru ce cercle ? En combien de temps ai-je vu tous ces hommes autour de moi ? Des fractions de secondes… Et soudain, je suis ébranlé par un formidable coup de gong. Tout s’obscurcit devant mes yeux.

Pas besoin de dessin pour comprendre ce qui s’est passé. J’essaie de parler. Je n’y arrive pas. Je crois que je suis mort. Mais, je me sens glissé sur le côté. Je ne suis pas mort, puisque je suis dans mon corps. Parler, je sais que je vais pouvoir parler et je crie : « Ah, les vaches… ! »

J’apprendrai plus tard que l’explosion a fait deux autres blessés : Louvin a pris des éclats dans la cuisse et Martin est atteint au talon.

L’explosion de la grenade m’a rendu quasiment sourd. Je n’entends rien de ce qui se passe autour de moi. Rien, c’est beaucoup dire. En réalité, les bruits me parviennent à travers un épais coton. J’entends les voix très lointaines de ceux qui s’affairent à mon secours.

Deux mains me prennent les pieds, deux autres, les épaules. On m’étend sur un brancard. Qui est-ce ? Je n’en sais rien. L’obscurité est totale.

Dans le lointain, je reconnais la voix de l’adjudant. Je me passe la langue sur les dents.

– Oh, chef, j’ai une dent cassée.

– C’est rien, dit l’adjudant, s’il n’y a que cela, c’est pas grave.

– Vous trouvez, ben… alors !

Je suis loin d’imaginer que je suis aveugle jusqu’à la fin de mes jours et que mes mains sont restées sur le terrain.

Hospitalisé à Beyrouth, j’y apprends la douloureuse vérité. J’ai alors fait écrire à ma mère :

« Vous savez, cette fois, j’ai vraiment atteint le fond du sac. En Lybie, j’ai vu un jour une effroyable explosion où vingt et un hommes furent anéantis d’un seul coup volatilisés. Ce soir-là, j’avais dit : « La mort, en pleine bataille, ce n’est rien. On ne la voit pas venir. Moi, ce que je crains le plus, c’est de perdre un bras ou une jambe. Je ne pourrais le supporter. Je me foutrais en l’air… Et, aujourd’hui, je suis aveugle et sans mains… Enfin, ma mère, la combinaison de cette quadruple amputation, c’est un raffinement de cruauté. Je ne vois pas de malheur plus grand que le mien. Et vous voudriez que je ne me révolte pas ? Dieu est bon, dites-vous ! Alors, comment permet-il une telle catastrophe ? Comment permet-il au destin de s’acharner ainsi sur moi ? Vous vous en rendez compte ? Vingt et un ans ! Le bel âge, paraît-il. Parlons-en… On fait des projets à mon âge, mais jamais des projets d’infirmité. Je me suis engagé pour libérer mon pays, libérer ma famille, et voilà comment Dieu me récompense ? Drôle de façon en vérité. »

Enfin, après plusieurs années sombres de recherches inlassables, Jacques Lebreton redécouvre Dieu :

« Ce qui m’arrivait à présent ? Je ne le savais pas. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, les ténèbres étaient devenues lumière, le doute certitude, la faiblesse force, la lâcheté courage, l’angoisse paix, la tristesse joie. Comme le voile d’un nuage qui découvre tout à coup le sommet d’une montagne. Ici, le sceptique sourira sans doute. Mais, celui qui a la foi sait bien que je ne trouverai jamais les mots qui expliqueraient… Et, il me comprendra cependant. J’avais hâte de voir un prêtre. Seigneur, j’ai connu l’atroce douleur de perdre à la fois et mes mains et mes yeux. Mais, celle-ci n’était rien et je préférerais la vivre mille fois plutôt que l’autre : celle de Te perdre à nouveau. »