Passion, notes d’un historien.

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Sur l’arrestation et la mort du Nazaréen, en dépit de quelques divergences minimes d’un texte à l’autre, on voit assez bien comment, dans l’ensemble, les choses se déroulèrent. Ieschoua avait fini par amasser contre lui un stock de haines. Nous avons déjà vu que « les siens » lui en voulaient. De par sa naissance déjà, il a compromis une famille honnête, estimée, rangée. Mais a-t-on idée de rompre, comme il l’a fait, avec la vie normale qu’il menait, charpentier, pour courir les routes avec une bande de mendiants et devenir vagabond, un marginal, qui ne « travaille » pas, ne gagne pas sa vie et ne subsiste que d’aumônes ? Il a planté là son métier, refusé les commandes, et il joue au prophète au thaumaturge. Il a « perdu le sens », c’est l’explication la plus bénigne. On cherche à « se saisir de lui » (Mc 3,21) pour le bâillonner, l’enfermer, l’empêcher de nuire. Mais d’autres, à Nazareth, sont encore plus rudes. Après les propos qu’il a tenus dans la synagogue sur Elie et sur Elisée qui, mal reçus « dans leur patrie », portèrent en d’autres lieux leurs bienfaits, certains, « remplis de fureur », l’ont « entouré », encerclé, bousculé, « poussé » même jusqu’à un « escarpement » dans l’intention ouverte de « l’en précipiter » (Lc 4, 29-30). Comment leur a-t-il échappé ? Le texte tourne court : « Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin. » Ont-ils reculé devant le lynchage ? Des parents de Jésus se sont-ils interposés ? Toujours est-il qu’ayant frôlé la mort, il s’en est tiré de justesse. Mais il ne se tirera pas d’affaire du côté des grands notables à Jérusalem, et des hommes du Temple. Le Nazaréen fréquente des infréquentables, fustige les vertueux satisfaits d’eux-mêmes, les dévotions ostentatoires, l’hypocrisie de ceux qui disent et ne font point. Les dévots sont exaspérés par cet homme qui leur jette à la face que « les prostituées » entreront chez Dieu avant eux (Mt 21,31), que « le sang d’Abel » est sur vos mains (Lc 11, 51), qu’ils sont les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes et qu’ils comblent la mesure de leurs pères (Mt 23, 31 et 32). Haut-le-corps, suffocations de révolte, anathèmes intégristes devant le peu de cas que fait Ieschoua, publiquement, des prescriptions rituelles quant au choix des aliments, et cette audace de sa part, inouïe, concernant le sabbat dont il déclare que l’homme libre est le maître d’en apprécier, selon les cas, le respect. Dans sa parabole du Samaritain, pour flétrir l’indifférence inhumaine, quels personnages a-t-il mis en scène ? Un « prêtre » puis un « lévite » (Lc 10, 31-32). Inqualifiable outrage. Enfin quoi, cet homme de rien, ce manuel, simple artisan rural et qui n’a pas la moindre qualification officielle, de quoi se mêle-t-il, affectant au surplus de parler comme ayant autorité ? (« Il a été dit, eh bien moi, je vous dis… ») ; « les contacts de Jésus avec les prêtres semblent presque inexistants » ; « ce n’est pas là son monde ». Les autorités de Jérusalem, et principalement le groupe des sadducéens, parti clérical, aristocratique et fort ami des Romains, sont déterminés à en finir avec ce perturbateur hérétique dont la conduite à l’égard des changeurs et des marchands, sur le parvis du Temple, a constitué un attentat aux bénéfices du clergé qui contrôlait ces opérations et en tirait profit. Toucher à l’argent, c’est mortel et donc, en haut lieu, on veut sa mort. Mais l’occupant se réserve les sentences capitales. Lui seul peut décider d’une exécution. Il faut donc, pour le grand prêtre et ses acolytes, s’adresser au « préfet » Ponce Pilate, représentant de César et détenteur d’un pouvoir absolu. Par chance, c’est la Pâque, et le préfet, à cette occasion, quitte toujours sa résidence habituelle de Césarée, sur la côte, pour être présent en personne à Jérusalem avec des troupes supplémentaires, tant que dure la fête et ce rassemblement de foules venues de toutes part, occasion de troubles nationalistes toujours possibles, toujours à craindre. L’heure est donc propice. Les meneurs de jeu commencent par procéder à l’arrestation du fâcheux. S’assurer d’abord de sa personne. On verra ensuite à manœuvrer au mieux avec le pouvoir en place pour obtenir de lui la mesure décisive qu’on veut lui extorquer. D’après le quatrième évangile, la « bande » qui vint s’emparer de Jésus, au jardin des Oliviers, n’était pas composée seulement, comme l’indiquent Marc et Matthieu, de « gardes » du Temple. Des soldats romains en auraient fait partie également (Jn 18,3), ce qui n’est pas inadmissible, Anne et Caïphe ayant eu sans doute l’habilité de requérir l’appui des forces romaines contre le dangereux individu qu’on s’apprête à leur livrer. L’affaire se passe dans la nuit du jeudi au vendredi et Jésus est conduit au palais du grand prêtre. C’est alors que se produit un incident si grave qu’il n’est absent d’aucun de nos quatre textes. Je veux parler du reniement de Simon-Pierre. Jésus avait averti ses disciples qu’ils allaient être soumis à une épreuve et il s’attendait, de leur part, à des déceptions. Pierre avait déclaré : je ne sais pas ce que feront les autres, mais moi, maître, je serai l’archifidèle, sans l’ombre d’une défaillance, jusqu’au bout, y compris la mort s’il le faut : « je donnerai ma vie pour toi » (Jn 13,37 ; Mc 14, 26-31 ; Mt 26, 35 ; Lc 22,23). Or, Jésus arrêté, Simon-Pierre le suit, ravagé mais prudent peut-être pour tenter de le libérer, au palais du grand prêtre et, tandis que Anne et Caïphe procèdent à un premier interrogatoire du captif, Pierre se chauffe à un brasero, dans la cour, « parmi les serviteurs et les gardes ». Une servante le reconnaît : elle l’a vu, elle en est sûre, aux côtés de Ieschoua, et elle le lui dit. Pierre nie, s’emporte : « C’est faux ! Tu te trompes ! » Et deux fois encore, Pierre, incriminé et que son accent (dit Marc) révèle galiléen, deux fois encore Pierre proteste, et ment, avec la dernière violence, multipliant les « imprécations » (Mc 14,71 ; Mt 26, 74). Cet Ieschoua dont vous voulez me faire complice, « je ne le connais pas », je sais pas de quoi vous parlez. Au matin du vendredi, le Sanhédrin tient séance. Il n’a d’autre « ordre du jour » que de muer en une sentence régulière la résolution informelle prise, au début de la nuit, entre augures : « le blasphémateur » nazaréen doit mourir. Encore faut-il, pour convaincre les Romains de le tuer, le faire passer auprès d’eux pour un rebelle, mettant en péril la tranquillité publique et non pour le fils d’un dieu. On livre donc le prisonnier à Pilate en lui attribuant l’intention de se proclamer « roi des Juifs » (Ieschoua est galiléen. Détail utile, car la Galilée a mauvaise réputation, les tumultes de résistants y sont fréquents (Lc 10, 1). Pilate comprend sans peine que les prêtres, pour des raisons qui ne l’intéressent en rien, cherchent à lui soutirer une sentence de mort contre cet homme qui ne lui paraît pas tel qu’on le lui décrit, d’où son hésitation flagrante à le condamner. L’affaire, néanmoins, est délicate, car il lui est difficile de se montrer moins attentif aux intérêts de César que ces collaborateurs pleins de zèle. Il croit trouver une échappatoire. La Galilée n’est pas, comme la Judée, directement soumise à Rome : c’est un protectorat où Hérode-Antipas exerce un semblant de pouvoir. Le cas du Nazaréen relève donc d’Antipas et de la lapidation. Et, précisément, Antipas, se trouve, lui aussi, pour la Fête, à Jérusalem. Trop heureux de cette circonstance, et ravi de son idée, Pilate fait remettre le prisonnier à la discrétion du tétrarque. Antipas a gardé un souvenir pénible de l’assassinat du Baptiste – un homme qui l’intéressait, le troublait – auquel il a consenti pour plaire à Salomé et cela af
in d’obtenir ses faveurs. Une nouvelle exécution ? Antipas y répugne et, cette fois, Hérodiade, la mère de Salomé, le laisse en paix. Malgré les vociférations des prêtres et des scribes ( Lc 23, 10), il s’esquive et, affectant de s’effacer devant l’autorité romaine, il restitue l’inculpé à Pilate, lequel doit chercher un nouveau moyen de ne pas ordonner la mort d’un accusé qu’il tient pour innocent. Aux yeux des sadducéens, peut-être Ieschoua est-il gênant, et Pilate veut bien, pour les satisfaire, le « châtier », mais il souhaiterait se dispenser de l’immoler. Lors de la Pâque, l’usage est de relâcher un condamné. Pilate propose donc à la foule groupée derrière les « chefs » (Lc 23, 13) de libérer ou Ieschoua ou le nommé Barabbas, coupable, lui, d’un « meurtre » (Jn 18, 40) et sans doute le préfet compte-t-il que l’on n’osera pas donner à Barabbas la préférence sur Ieschoua qui, lu n’a tué personne. Mais il est possible que Barabbas ait été un « zélote ». Le texte signale qu’il avait pris part à une « émeute ». Les prêtres n’ont pas besoin d’exciter la foule à crier : « Barabbas ! ». Et, sans doute, lorsque le Nazaréen était entré dans la ville entouré d’acclamations, beaucoup avaient espéré qu’il allait agir, se dresser contre les Romains avec de puissantes complicités secrètes qui n’attendaient pour s’insurger que sa présence et son signal. Et rien : Ieschoua s’est abstenu de tout appel à l’insurrection. Raison de plus, en conséquence, pour réclamer la libération de Barabbas. Pilate est bien obligé de céder. Il est dans la dépendance du légat de Syrie et risquerait d’être dénoncé pour incurie à ce redoutable supérieur. Ieschoua sera donc crucifié. C’est le supplice réservé aux fauteurs de troubles et sept mille croix – sept mille – s’étaient élevées au siècle précédent, le long de la Via Appia, pour les miliciens de Spartacus qui s’étaient rendus aux légions après avoir, deux ans durant, grandement apeuré, à Rome, les propriétaires. La mort par crucifixion était particulièrement atroce. On plantait ferme dans le sol, avec des cales en forme de coins, une lourde pièce de bois pareille, en plus court, aux poteaux qui formaient les remparts des fortins. Une autre pièce, plus mince, était adaptée, transversalement à la première, pour l’extension des bras. Sous le torse du crucifié nu, une sellette, plus ou moins coupante, se trouvait adjointe à la poutre verticale afin que le poids du corps n’arrachât pas les clous qui, trouant les poignets, fixaient le supplicié à la croix. La mort venait par asphyxie. Le Nazaréen, cloué entre deux criminels qu’on liquidait en même temps, mourut le premier, épuisé qu’il était déjà par les coups qu’il avait reçus, les lanières plombées avec lesquelles on l’avait flagellé, le bonnet d’épines qu’on lui avait enfoncé dans la peau du crâne. L’exécution avait lieu sur un petit tertre, dit « Golgotha », situé à deux pas d’une des portes de Jérusalem, la Porta Stercorum (c’est-à-dire la porte des immondices). Vraisemblablement, le Golgotha est à proximité d’un dépotoir, le jardin où se trouve le tombeau. Pour le préfet, l’affaire Ieschoua n’avait été qu’un désagréable incident local. Le légat impérial n’y attacha, on peut le présumer, qu’une attention distraite. Petit drame, banal et sans gravité, qu’avait réglé, très vite et comme il le fallait, son subordonné Pilate. Quant au bureau de Rome où parvint le rapport officiel, il est infiniment probable qu’on y classe ledit rapport, à peine parcouru, d’un regard blasé, par quelque sous-ordre, dans les oubliettes des archives coloniales. Nul ne pouvait prévoir, pas plus en Syrie-Palestine que dans la métropole, ce qui allait sortir, pour le destin du monde, de cet épisode infime. Les textes sont durement explicites sur la conduite des disciples : Jésus arrêté, « l’abandonnant, ils s’enfuirent tous » (Mc 14, 50) ; « alors les disciples l’abandonnèrent et tous s’enfuirent » (Mt 26, 56). C’est la débandade, la débâcle. Eperdus, ils connaissent une désillusion affreuse. Tout ce qu’ils ont cru – et dans quelle ivresse de joie ! – , c’était faux. Oui, Ieschoua était un thaumaturge, un guérisseur, comme il y en a toujours eu dans le pays. Mais, on s’était imaginé bien d’autres choses à son sujet : que Dieu était avec lui, qu’il était bien l’Elu annoncé par les prophètes, qu’il venait tout changer. Et succédant à cet éblouissement, un fiasco, un incroyable et lamentable et ignominieux fiasco. Drôle d’Elu, drôle de Messie, qui termine sa carrière par le plus infamant des supplices. Ce n’est pas qu’il nous ait trompés, le pauvre. Sincère et bon, naïf et bon, sûrement, mais égaré, mais en délire. Cette fin si piteuse ! Il ne les a guère impressionnés, intimidés, les prêtres, le préfet, et le tétrarque. Ils ont fait de lui un jouet et l’ont ridiculisé avant de le mettre à mort. Et lui, un objet inerte… Pierre l’a renié et les autres se terrent, dans l’effroi d’une rafle, sauf Jean que Caïphe, on ne sait pourquoi, protège (Jn 18, 15) et qui se sent couvert. La logique voulait que tout s’arrêtât là. Terminée, et de la pire manière, l’aventure du Nazaréen. La pièce est finie. Rideau. Un abominable four. Après un pareil échec, tout doit se dissoudre. Tellement de chagrin et de honte ! Tellement humiliés, les « disciples » d’hier ! Et voilà qu’en peu de jours, ces abattus, ces écrasés se transfigurent. Tout désenchantement aboli. Un bonheur s’y substitue, une fulguration de bonheur. Une joie si violente, si fougueuse que la félicité d’hier, pourtant ardente lorsqu’on marchait avec ce Nazaréen sur les routes, n’est qu’une braise à côté de ce flamboiement. Et la peur n’existe plus. Disparue au point que ces fuyards désemparés du « samedi saint » vont affronter le martyre même – martyre au sens propre, originel, étymologique, c’est « témoignage » – plutôt que de renoncer à dire ce qu’ils ont à dire, ce qu’il faut qu’ils disent, coûte que coûte, tant c’est prodigieux, tant cela confirme enfin tout ce quoi ils avaient cru. L’unique explication de cette métamorphose, c’est qu’ils vivent maintenant dans la conviction d’avoir connu cette chose inouïe dont ils affirment qu’elle leur est arrivée. Le constat de l’Histoire ne peut pas être : le Nazaréen ressuscita, car nul ne sait au juste ce qui s’est passé. Mais, l’Histoire se doit d’enregistrer comme un fait établi, indéniable, comme une certitude exempte du moindre coupage de doute, que les disciples de Ieschoua ont cru, comme on croit à une vérité d’évidence, avoir revu vivant celui qui venait d’expirer. « Je crois, disait Pascal, les témoins qui se font tuer. » Les martyrs chrétiens ne prouvent pas que leur Christ « a vaincu la mort » mais ils prouvent que, de toute leur âme, ils en étaient persuadés. On ne se fait pas tuer pour soutenir une imposture.


Vocabulaire.

Thaumaturge : qui prétend faire des miracles ; fustiger : littéralement, c’est corriger à coups de fouet ou de bâton mais au sens figuré, c’est blâmer, critiquer ; Abel : c’est l’un des deux fils d’Adam et Eve d’après la Bible. Il a été assassiné par son frère qui le jalousait à cause de sa façon de vivre dévouée à Dieu ; anathème : condamnation totale ; lévite : ce sont les assistants des prêtres dans la religion juive ancienne ; sadducéens : c’est un groupe religieux en Palestine du premier siècle. Les sadducéens sont des aristocrates parmi lesquels on recrute les prêtres du Temple (ce monument imposant fut détruit par les Romains en 70 de notre ère) ; Anne et Caïphe : ce sont les deux grands prêtres à l’époque de Jésus, les deux chefs religieux ; Hérode Antipas : c’est le roi de Galilée et de la région du Pérée. Il avait été nommé par César lui-même. Pour la Judée, c’était un fonctionnaire romain qui gouvernait, un procurateur ou préfet nommé Pilate à l’époque de Jésus ; zélote : les zélotes constituaient un groupe à tendance religieuse, mais dont les principales activités étaient des actions de guérilla contre les Romains qu’ils détestaient ; insurrection : c’est une révolte ; métamorphose : c’est un changement radical, une transformation ; Ieschoua : c’est le nom de jésus dit en araméen, la langue populaire à l’époque de Jésus.