Au jeu du désir, Françoise Dolto

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Chez le petit enfant qui tête pour vivre, pour survivre, il est possible dès avant sa première tétée, dès les premières heures de sa vie, de distinguer l’existence du désir, et de l’inscription du langage comme fait de relation interhumaine satisfaisant le désir. Il en existe une manifestation, spontanée sans doute déjà in utero : c’est le sourire, qui, dès qu’un bébé est né, peut éclairer son visage. Cette grimace, pourrait-on dire, donne aux adultes qui l’observent le fantasme d’une joie traduite par l’enfant, c’est-à-dire déjà d’un langage qui n’est pas encore. Si nous verbalisons tout haut, mère ou père ou accoucheuse qui assiste à ce sourire, notre joie de voir le visage de l’enfant ainsi éclairé (dans mon observation, le dernier nourrisson en date avait sept heures de vie), nous assistons à quelque chose d’intéressant. Il faut parler très haut, sinon le nourrisson ne perçoit pas le son de nos paroles. Il suffit alors de dire, avec cette voix que vous connaissez aux dames qui se promènent au cours des entractes de cinéma avec leur petit panier lançant d’un timbre élevé : « Esquimaux, chocolat glacé », il suffit d’énoncer avec ce même timbre de voix : « Oh, le beau sourire ! » une seule fois, pendant que le bébé sourit. On attend quelques instants, puis on répète : « Encore un beau sourire ? » avec cette voix interrogative mais pénétrante, et cela suffit pour qu’aussitôt le désir de communiquer se révèle, que les coins des lèvres du bébé hésitent, et qu’un sourire lumineux s’épanouisse sur son visage ; On peut répéter l’expérience, cela fatigue le nouveau-né qui n’est pas encore un nourrisson. Mais, si on laisse un repos compensateur entre chaque demande, on a, à chaque incitation par le mot « sourire », le même résultat ravissant. Et puis ça y est, ce qui fait langage d’une expression mimique est établi qui, au début, n’était pas une expression langagière interhumaine, mais qui l’est devenu du fait de la rencontre des phénomènes du langage, venus de la mère, avec leur perception par les oreilles du bébé. L’un demande, l’autre répond. Il y a signifiance de désirs accordés entre deux êtres humains doués de fonction symbolique, et le mot « sourire » devient symbole, pour eux deux, du plaisir accompagnant cette mimique. Je l’ai expérimenté avec mes propres enfants, je l’ai fait avec des enfants qui n’étaient pas les miens, des infirmières l’ont fait aussi, et toujours avec le même succès quand les bébés sont déjà en sécurité avec la personne qui parle. Dès la naissance, donc, quelque chose de spontané venu du nouveau-né peut entrer dans la communication langagière. Or, dans le cas du sourire, bien avant la première tétée, il ne s’agit pas d’un désir lié d’origine alimentaire, il s’agit bien d’une communication psychique entre deux êtres humains, donc d’une potentialité de langage. Le désir de communication émotionnelle subtile précède donc, je viens de vous le prouver, le besoin d’une communication d’assistance substantielle du nourrisson (le lait au sein ou au biberon, et l’entretien de son corps en réponse à ses besoins). Son besoin de sommeil, son besoin d’alimentation et de propreté vont, grâce à la mère, s’organiser en régulation des échanges, principalement digestifs, et entraîner peu à peu une connaissance de la mère (objet total) par l’intermédiaire du sein (objet partiel), avec une connaissance des habitudes et des rythmes de l’adulte nourricier, du cadre sécurisant qui entoure cette dyade mère-enfant. Le tout fait partie du langage des désirs autant que des besoins du nourrisson au regard du monde extérieur. Ce monde extérieur est humanisé par la voix des adultes tutélaires qui s’adressent à sa personne, je veux dire à son être de langage, reconnu par autrui.