Bettelheim, le mythe de Cendrillon

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Dans la version moderne de Cendrillon, les désirs œdipiens pour le père sont refoulés (mis à part le fait qu’elle espère qu’il lui offrira un présent magique). Comme le dattier de « Chatte des cendres », c’est ce cadeau qui donne à Cendrillon l’occasion de connaître le prince, de gagner son amour et de faire de lui, après son père, l’homme qu’elle aime le plus au monde.
Dans la version moderne, le désir d’éliminer la mère est remplacé par un transfert et une projection : ce n’est pas la mère qui joue ouvertement un rôle essentiel dans la vie de Cendrillon, mais une belle-mère qui veut remplacer la petite fille. Un autre déplacement vient nous montrer que les vrais désirs restent cachés : ce sont ses sœurs qui veulent prendre à l’héroïne la place qui lui revient de droit.
Dans cette version, la rivalité fraternelle remplace, au cœur même de l’intrigue, des complications œdipiennes refoulées. Dans la vie réelle, les relations œdipiennes positives et négatives, et le sentiment de culpabilité qu’elles font naître, sont souvent dissimulées derrière la rivalité fraternelle. Pourtant, comme il arrive fréquemment avec les phénomènes psychologiques complexes qui éveillent un fort sentiment de culpabilité, ce que la personne expérimente consciemment, c’est l’angoisse due à ce sentiment et non le sentiment lui-même ni ce qui l’a provoqué. C’est pourquoi Cendrillon ne nous parle que des misères de l’avilissement.
Dans la meilleure tradition des contes de fées, l’angoisse que fait naître la pitoyable existence de Cendrillon est vite soulagée par la conclusion heureuse. En s’émouvant profondément pour l’héroïne, l’enfant (implicitement, sans qu’il en prenne conscience) se met d’une certaine façon en relation avec son angoisse et son sentiment de culpabilité œdipiens et également avec les désirs sous-jacents. Parce que l’histoire affirme à la petite fille qu’elle doit passer par les points les plus bas de son existence avant de pouvoir réaliser ses plus hautes possibilités, elle se met à espérer qu’elle sera capable de s’extirper de ses complications œdipiennes en découvrant un objet à aimer auquel elle pourra se donner sans angoisse et sans se sentir coupable.
A propos de la version la plus connue actuellement, il faut souligner qu’il est impossible d’y reconnaître consciemment que la triste situation de Cendrillon est due à ses propres complications œdipiennes et que l’histoire, en insistant sur son innocence incomparable, nous cache ses sentiments de culpabilité. Au niveau du conscient, la méchanceté de la marâtre et des demi-sœurs est une explication suffisante de ce qui arrive à Cendrillon. L’intrigue moderne est centrée sur la rivalité fraternelle. Le fait que la marâtre avilit Cendrillon n’a pas d’autre cause que son désir de favoriser ses filles. Enfin, la méchanceté des demi-sœurs n’est due qu’à leur jalousie à l’égard de l’héroïne.
Mais, Cendrillon ne peut manquer d’activer en nous les émotions et les idées inconscientes, qui, dans notre expérience intérieure, sont reliées à nos sentiments de rivalité fraternelle. D’après ce qu’il vit lui-même, l’enfant peut très bien comprendre (sans en rien « savoir ») qu’il a au fin fond de lui des expériences en rapport avec Cendrillon. La petite fille, par exemple, peut retrouver ses désirs refoulés de se débarrasser de sa mère pour avoir son père pour elle seule ; et, se sentant coupable de pouvoir entretenir des désirs aussi « vils », elle peut très bien « comprendre » cette mère qui éloigne de sa vue sa fille condamnée à vivre parmi les cendres et qui lui préfère ses autres enfants. Quel est l’enfant qui n’a jamais désiré pouvoir bannir l’un de ses parents à une époque ou une autre de sa vie et qui n’a pas éprouvé qu’il méritait, par représailles, de subir le même sort ? Et quel est l’enfant qui n’a jamais rêvé, selon le plus cher désir de son cœur, de se vautrer dans la poussière et dans la boue, et qui, se sentant sale à la suite des exigences de ses parents, qui se conduisent apparemment comme s’ils avaient quelque chose de très grave à lui reprocher, n’a pas été convaincu qu’il ne méritait pas mieux que d’être relégué dans un coin sale ?
Si j’ai tant insisté sur l’arrière-plan œdipien de Cendrillon, c’était pour montrer que l’histoire présente à l’auditeur une compréhension profonde de ce qui se cache derrière ses propres sentiments de rivalité fraternelle. Si l’auditeur permet à sa compréhension inconsciente de « vibrer » en harmonie avec ce que son esprit conscient perçoit, il saisit beaucoup plus profondément ce qui explique les émotions complexes que font naître en lui ses frères et ses sœurs. La rivalité fraternelle, qu’elle soit franche ou dissimulée, nous accompagne dans notre vie bien au-delà de la maturité, ainsi que sa contrepartie, notre attachement positif à nos frères et à nos sœurs. Mais comme ce dernier ne conduit que très rarement à des difficultés affectives, et que la première le fait, nous sommes mieux armés pour venir à bout de ce problème important et difficile quand nous comprenons mieux les implications psychologiques de la rivalité fraternelle.