Un autre regard sur la révolution néolithique

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Il y a encore un siècle, la plupart des chercheurs situait l’apparition de la civilisation au début de l’âge de bronze, au IIIe millénaire avant notre ère. Nous savons désormais que beaucoup d’éléments clés – les premières villes, avec des remparts, des tours et même des temples – sont apparus plus de cinq mille ans auparavant, peu après la fin de la période glaciaire.         

Dès 2001, il était déjà clair que c’était le néolithique qui allait nous permettre de comprendre notre passé. Non seulement de nouveaux sites ont été mis à jour – essentiellement dans l’actuelle Turquie, sur le plateau d’Anatolie -, mais les archéologues ont fait preuve de beaucoup d’audace en s’appuyant sur ces découvertes pour remettre en question toutes les idées reçues sur le passage de la chasse-cueillette aux sociétés agricoles. Ils sont même allés jusqu’à étudier les systèmes de croyances préhistoriques pour tenter de se mettre dans la tête de nos lointains ancêtres, ce qui semblait hors de portée de l’archéologie jusqu’à ce que ces nouvelles découvertes apportent un éclairage inédit. La transition s’est-elle faite dans le conflit, tandis que les croyances anciennes des chasseurs-cueilleurs étaient supplantées par un ordre nouveau ? Est-ce à cette époque que sont nés les dieux ? Beaucoup d’incertitudes subsistent malgré cette façon innovante d’aborder l’archéologie.

Au cours des années quatre-vingt-dix, des études ont mis à jour le fait que la mer Noire aurait été, pendant la dernière période glaciaire, coupée de la mer Egée par un isthme traversant le détroit du Bosphore. A cette époque, le niveau de la mer Noire aurait été inférieur d’au moins cent mètres au niveau actuel. Avec la fonte des glaciers dix mille ans avant notre ère, l’élévation globale du niveau de la mer aurait poussé les eaux de l’Egée au-delà de l’isthme et inondé le bassin de la mer Noire. Pendant la période glaciaire, les glaciers n’allaient pas jusqu’à la mer Noire, mais la fonte a eu des conséquences pour les établissements côtiers à l’échelle planétaire. Il est possible que le déluge de la mer Noire n’ait pas eu lieu avant le VIe millénaire avant notre ère, soit plus de trois millénaires après le début du Néolithique. Par conséquent, il a pu immerger des communautés agricoles, qui se trouvent aujourd’hui au large de la côte nord de la Turquie. Des signes de fertilité incitent d’ailleurs à inclure la région dans le croissant fertile, berceau de l’agriculture qui s’étend de l’actuel Israël aux monts Zagros, en Iran, en passant par la Turquie anatolienne et l’Egypte.

L’idée qu’il ait pu exister dans la région de la mer Noire des citées avec des structures monumentales s’inspirent de sites réels datant du début du néolithique : Jéricho, en actuelle Palestine, s’est dotée de remparts et d’une tour dès les IXe millénaire avant notre ère, et à Catal Höyük, en Anatolie, les fouilles des années soixante ont permis de mettre au jour une ville importante érigée au VIIIe millénaire avant notre ère. A Catal Höyük, on a même trouvé une désormais célèbre peinture murale qui pourrait représenter une ville sur le versant d’un volcan à sommets jumeaux que certains archéologues n’ont pas hésité à identifier comme étant l’Atlantide. On pourrait donc aisément imaginé un groupe d’agriculteur fuyant le déluge pour gagner la Mésopotamie, le Levant et l’Egypte, ou bien se diriger vers l’ouest par voie de mer, jusqu’aux îles de la mer Egée et au-delà. Ces pionniers de l’agriculture emportent des animaux avec eux, fait avéré au Néolithique et peut-être rapporté par le biais de l’histoire de Noé, dans l’Ancien Testament. Ils propagent ainsi l’agriculture, une langue commune et une nouvelle technologie en Asie, en Europe et possiblement au-delà.

 

La révolution néolithique.

L’expression « révolution néolithique » a été employée pour la première fois dans les années cinquante par le préhistorien Gordon Childe pour décrire les grands bouleversements qui ont eu lieu au Proche-Orient après la période glaciaire. Jusque dans les années quatre-vingt, le Néolithique était considéré comme une époque où l’invention de l’agriculture avait conduit à la construction des premières villes. Cette approche, selon laquelle les raisons du changement étaient économiques, et la rapidité de la « révolution » semblaient être corroborées par les villes de Jéricho et Catal Höyük, érigées peu après les premières traces d’agriculture. Mais cette vision a volé en éclats lorsque de nouvelles découvertes ont été faites en Turquie orientale. Il semble désormais moins évident que les chasseurs-cueilleurs aient trouvé des avantages à l’agriculture dans une région où les moyens de subsistance ne manquaient pas. En réalité, il y avait d’autres facteurs en jeu. En effet, les archéologues ont eu la chance extraordinaire de découvrir des sites religieux – appelons-les temples, faute de terme plus approprié. Ces temples auraient précédé les premières villes et l’agriculture. Cependant, leur construction requérait un niveau d’organisation du travail qui aurait rendu possible l’édification de villes et de monuments. Par conséquent, c’est peut-être l’émergence de nouvelles croyances religieuses qui a favorisé l’essor de la civilisation. Cette thèse stupéfiante fait de cette période l’une des plus passionnantes en termes d’archéologie. Il en découle non seulement un nouveau genre de révolution néolithique, mais une révolution dans notre façon d’aborder le passé.

Le site qui a le plus bouleversé notre conception du Néolithique se situe dans le sud de la Turquie, à Göbekli Tepe, où les fouilles qui ont débuté dans les années nonantes ont permis de découvrir un complexe ovale spectaculaire. Il contient un cercle de pierres monolithiques, sculptées de telle sorte qu’elles pourraient avoir été anthropomorphiques. Encore plus extraordinaire, ce « temple » daterait de 9500 avant notre ère et serait donc plus ancien que Jéricho. Un autre site renfermant des piliers monolithiques a été découvert à Nevali Cori et un troisième temple se trouve à Cayönü. Aujourd’hui, Cayönü est immergé dans les eaux du barrage Atatürk. Par conséquent, des sites semblables pourraient avoir été immergés le long du rivage de la mer Noire lors d’une autre inondation, survenue il y a plus de sept mille ans.

 

La naissance des dieux.

Les « temples » du Néolithique inférieur représentent peut-être une nouvelle forme de religion. Dans ce cas, la révolution néolithique serait une révolution des systèmes de croyances, qui auraient joué un rôle important dans l’essor de la civilisation. Afin de comprendre ce que cette nouvelle religion a remplacé, des archéologues ont étudié les peintures rupestres réalisées il y a environ trente-cinq milles ans dans diverses grottes d’Europe. Ces grottes pourraient avoir été des portes ouvrant sur le monde des esprits. On peut imaginer que les chamans ou les prophètes faisaient appel à des animaux-esprits comme le taureau – l’aurochs -, qui les transportaient dans un monde surnaturel et leur permettaient d’entrer en contact avec les morts. Les célèbres figurines représentant des femmes avec des seins et des fesses exagérément proéminents étaient peut-être des symboles de fertilité – des porte-bonheur – plutôt que des déesses. Les déesses-mères qui sont apparues beaucoup plus tard, à l’âge du bronze, pourraient trouver leur origine dans une de ces figurines en argile mise au jour à Catal Höyük. Mais si cette figurine représentait une « déesse », il faudrait y voir la métamorphose du symbole de la fertilité, plutôt qu’un indice de l’existence d’un culte rendu à une déesse au Paléolithique – l’âge de la pierre taillée. Les porte-bonheur en matière de fertilité et de chasse – ces derniers pouvant être représentés par les animaux-esprits peints sur les parois des grottes ) ainsi qu’une certaine vision de la mort constitueraient alors la pierre angulaire du premier système de croyances cohérent, fondé sur aucun dieu ni aucun culte dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui.

Des traces de ce système de croyances ont été découvertes dans les premières maisons du Néolithique inférieur. Depuis les années autre-vingt, de nombreuses fouilles sont effectuées à Catal Höyük dans le but d’étudier le symbolisme présent dans l’art et les artefacts des maisons, notamment dans le bucranium, crâne de bœuf, devenu l’image emblématique du site. Avec leurs taureaux traversant les murs à la manière des animaux représentés sur les peintures pariétales, les maisons jouaient peut-être le même rôle que les grottes du Paléolithique. Les murs construits par l’homme pourraient avoir remplacé la pierre en tant que porte ouvrant sur le monde des esprits.

Les découvertes sur le Néolithique ont attiré l’attention des archéologues de la préhistoire, qui s’interrogent depuis longtemps sur le sens de l’art pariétal. Certains pensent que la religion paléolithique se fondait sur des pratiques similaires à celles des chamans ou des prophètes officiant dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs connues des anthropologues. Grâce à des techniques telles que la psalmodie répétitive et l’isolement sensoriel – et la consommation de drogues hallucinogènes -, les chamans pouvaient atteindre un état proche de la transe, comparable à celui d’un fidèle au cours d’une fervente prière à un dieu. La similarité de ces expériences a conduit les scientifiques à émettre l’hypothèse d’une base neuropsychologique commune. En effet, on retrouve les mêmes sensations, liées à un état modifié de conscience : impression de se trouver dans un vortex ou un tunnel, de flotter sur l’eau, et vision d’un monde au-dessus et au-dessous, ce qui correspond à la cosmologie tripartite du ciel, de la terre et de l’enfer commune à de nombreuses religions. De même que les croyants peuvent « voir » le divin partout autour d’eux, ceux qui croient en un royaume spirituel peuvent en partie habiter ce monde dans leur vie quotidienne. Le seul fait de croire peut suffire à créer un état modifié de conscience. C’est ce à quoi les archéologues font référence lorsqu’ils affirment vouloir se mettre dans la tête des hommes préhistoriques. Ils essaient d’adopter une façon de voir le monde étrangère aux nombreuses personnes qui, de nos jours, ne croient pas au surnaturel. A une époque où la peur de « perdre le contrôle » était peut-être moins prégnante, le plaisir de s’abandonner à des expériences hallucinatoires devait aussi être un facteur important. La force de la religion primitive – l’attrait qu’elle présentait pour ses adeptes – résidait peut-être dans ces états modifiés de conscience, où le voyage de l’esprit comptait davantage que la destination, et dans un système de croyances basé ni sur le culte de dieux, ni sur la perspective d’un monde meilleur après la mort.

Comment et pourquoi ce système de croyances aurait cédé la place à une nouvelle forme de religion, pratiquée notamment à Göbekli Tepe au sein d’un complexe comparable à un temple ? Les hypothèses sont diverses. L’expérience religieuse primitive n’était pas exclusive. Le monde des esprits était accessible à tous, comme on l’a constaté dans les maisons individuelles de Catal Höyük. Plutôt qu’associée à des sites particuliers, la religion pouvait se pratiquer n’importe où, par le biais d’objets sacrés « portatifs » tels que les météorites évoquées dans les premiers mythes fondateurs de l’âge du bronze. L’établissement de sites fixes pourrait avoir débuté lorsque les glaciers ont reculé et que les hommes ont pu rester dans la même région pendant plusieurs générations, en particulier à l’époque des premières peintures pariétales, dans le sud de l’Europe, puis à la fin de la dernière période glaciaire. Dix milles avant notre ère, la stabilité écologique de l’environnement a permis une sédentarisation à long terme qui a accéléré le processus. De ce fait, les lieux de rituel sont peut-être devenus de plus en plus exclusifs, réservés à des chamans ou à des prêtres, qui ont commencé à dominer des groupes importants de chasseurs-cueilleurs établis de façon semi-permanente. Plus tard, une nouvelle génération de prêtres a peut-être exercé son autorité sur de véritables communautés, plus vastes que les simples groupes de parenté, et incité à la construction en commun de « temples », puis de villes. C’est seulement ensuite que l’agriculture et l’élevage seraient devenus nécessaires, le but étant d’entretenir les sites religieux et de maintenir la population au même endroit pour mieux la contrôler.

 

La nouvelle religion.

Tandis que l’homme quitte l’état « sauvage » pour se civiliser, apparaissent les premiers signes de l’existence de dieux anthropomorphiques. Les ancêtres qu’on allait chercher dans le monde des esprits sont désormais vénérés. Les lieux de rituel permanents sont associés à des ancêtres spécifiques. Le voyage dans le monde des esprits dans un état modifié de conscience se transforme en piété et en prière, de sorte que l’expérience religieuse reste similaire même si la croyance a changé. Lorsque l’on considère le pas qu’il a fallu franchir pour passer de la vénération des ancêtres à la création de dieux portant un nom, il est impossible de ne pas y voir une intervention humaine délibérée, régie par la psychologie du pouvoir et du contrôle. Les piliers sans visage de Göbekli Tepe et de Nevali Cori représentent peut-être la naissance des dieux. Il ne s’agirait pas du résultat graduel, mais d’un acte de création, accompli par un groupe de prêtres ambitieux.

La vénération peut se transformer rapidement en respect mêlé de crainte. La cosmologie tripartite du monde des esprits s’est transmuée en paradis et en enfer. Les hommes se sont retrouvés piégés entre la peur de l’enfer et la nécessité de mériter le paradis. Ce changement se reflète dans l’évolution majeure du mode de vie, qui passe de l’exaltation et de l’imprévisibilité propres à l’existence du chasseur-cueilleur à l’ennui et au labeur de l’agriculteur. Le nouveau clergé peut ainsi présenter l’espoir d’une vie meilleure après la mort comme un objectif à atteindre. C’est de ces prêtres, instigateurs de la religion moderne, que descendront les premiers rois. Et il se pourrait que les premiers actes de culte aient été, en réalité, les premiers actes d’allégeance à une classe émergente de prêtres-rois. Non seulement l’homme s’est fait lui-même, mais il a aussi fait ses dieux.

Le passage du monde naturel vers un monde fait par l’homme s’observe également à une échelle bien plus grande dans l’abandon des grottes et des montagnes sacrées en faveur de tumulus et de pyramides. Si l’ancienne religion a continué à avoir cours au Néolithique dans l’intimité de la sphère privée – comme ce serait plus tard le cas du paganisme, par exemple, à l’époque chrétienne -, la nouvelle religion s’est concentrée sur des sites monumentaux tels que Göbekli Tepe, qui ont repris la fonction des grottes et des montagnes pour devenir le centre de l’activité religieuse collective. La manipulation des croyances par les nouveaux prêtres pourrait être à l’origine des tensions qui ont existé entre les tenants de la religion centralisée, contrôlée par l’Etat, et les adeptes des rituels d’ordre privé. Tout au long de l’Histoire, ces tensions ont été source de persécution et de conflits sanglants. L’hypothèse selon laquelle elles remonteraient à une violente rupture survenue à l’aube de la civilisation est étayée par la nature troublante des rituels révélés par les indices archéologiques, autre volet des découvertes extraordinaires faites à propose du Néolithique.

 

Visions induites par un état modifié de conscience.

Voyager à travers un tunnel ou un vortex est une des expériences les plus courantes dans un été modifié de conscience. Les spirales de l’art rupestre du Néolithique et la forme circulaire des monuments préhistoriques, de Göbekli Tepe à Stonehenge en passant par les immenses ouvrages de terre à base de cercles concentriques de la Grande-Bretagne préhistorique, nous incitent à interpréter cette vision comme une « porte » ouvrant sur le monde des esprits à l’image d’un motif en forme de spirale gravé sur une pierre dans la tombe à couloir néolithique de Knowth, en Irlande, qui date du IVe millénaire avant notre ère. Pour certains, ce motif représente un visage et pour d’autres, un agencement aléatoire de motifs circulaires et semi-circulaires. Bien que postérieurs de quatre à cinq millénaires aux premiers sites néolithiques du Proche-Orient, Knowth et les autres sites « mégalithiques » d’Europe occidentale pourraient être issus de sociétés à un stade de développement comparable, dotées de systèmes de croyances similaires : rituels dans un état modifié de conscience et recours à des environnements souterrains pour accéder au monde des esprits.

 

Sacrifice humain.

Les bassins magnifiquement décorés de la tombe à couloir de Knowth sont considérés soit comme des réceptacles destinés à recevoir les cendres des défunts incinérés, soit, une fois remplis d’eau, comme des fenêtres ouvrant sur le monde des esprits. Sur le site anatolien de Cayönü, on a retrouvé un bassin en pierre avec, sur le rebord, des traces de ce qui pourrait être du sang humain. Toujours à Cayönü, une structure connue sous le nom de « Maison des morts » contient une pierre plate avec des résidus de sang humain, et de sang d’aurochs et de mouton. Enfin, un autre bâtiment abrite une plaque de pierre, également tachée de sang humain, sur laquelle est gravée une tête d’homme. Non moins de 66 crânes humains ont été découverts sous la Maison des morts, ainsi que les ossements de quatre cents autres personnes. Un nombre très important de ces crânes appartenait à de jeunes adultes, hommes et femmes, ce qui laisse penser que ceux-ci ont pu être sélectionnés à des fins sacrificielles. La thèse d’une pratique généralisée du sacrifice humain s’appuie sur les découvertes faites à Catal Höyük, où des enfants ont été trouvés enterrés sous le seuil et dans les murs des maisons, et à Jéricho, où plusieurs crânes d’enfants ont été trouvés avec les vertèbres encore en place, un détail prouvant que la tête a été tranchée lorsque le corps était intact et non prélevée sur le squelette. A Cayönü, l’objet le plus révélateur parmi toutes les trouvailles est un long couteau en silex avec des traces de sang humain sur la lame. Par conséquent, les lames en obsidienne trouvées dans des caches à l’intérieur des maisons de Catal Höyük – artefact auxquels on a longtemps attribué une valeur symbolique – pourraient bien avoir été utilisées, elles aussi, pour le sacrifice d’êtres humains.

Il est difficile de déterminer si le sacrifice est une invention de la nouvelle religion ou un héritage de la tradition. On pense que la religion des chasseurs-cueilleurs reposait sur l’intervention de chamans ou de prophètes, qui voyageaient dans le monde des esprits, véhiculés par des animaux sacrés – des taureaux, par exemple. Le début du Néolithique pourrait avoir marqué le passage de l’imaginaire à la réalité. Ainsi, les animaux vus en rêve et représentés sur les peintures pariétales auraient été remplacés par de vrais animaux, sacrifiés pour que l’instant de leur mort ouvre la porte du monde des esprits. Il a même été avancé que le but premier de l’élevage à grande échelle était de fournir des taureaux pour le sacrifice. L’abandon des grottes au profit de sites à ciel ouvert pour les rituels collectifs pourrait être lié à l’apparition du rite de l’excarnation, qui consistait à exposer des corps humains afin qu’ils soient mangés par les oiseaux. Des scènes montrant des vautours avec des morceaux de corps dans le bec ont été gravées sur la pierre à Göbekli Tepe et peintes à Catal Höyük. L’évolution de cette pratique vers le sacrifice humain pourrait s’expliquer par l’émergence d’une nouvelle élite de prêtres qui y aurait vu le moyen d’instiller la peur chez les hommes et d’exercer sur eux un plus grand contrôle. La notion de sacrifice en tant qu’offrande se serait ensuite imposée lorsque la pratique religieuse s’est détournée du voyage spirituel effectué par les chamans pour se concentrer sur le culte de dieux, directement associés à ces nouveaux prêtres. Si cette interprétation est juste, le « jardin d’Eden » du Néolithique inférieur a peut-être été un lieu de révélation et de créativité, mais aussi de terreur et de carnage.

Ces découvertes aussi extraordinaires que dérangeantes rappellent les traditions ultérieures de sacrifices d’enfants au Proche-Orient, du récit biblique d’Abraham et Isaac aux Phéniciens et à leurs successeurs de la Méditerranée occidentale, les Carthaginois. Ailleurs dans le monde, le sacrifice humain a été pratiqué dans des lieux – grottes et dolines, ou autels et pyramides créés par l’homme – qui étaient peut-être perçus comme des points d’accès au monde des esprits. C’était le cas, par exemple, chez les Aztèques, les Mayas et les peuples mésoaméricains antérieurs. L’importance du sang et du démembrement s’observe également chez d’autres peuples, comme les Moches du Pérou. On remarque en outre certaines similarités entres les tombes mégalithiques européennes et l’agencement intérieur des pyramides mésoaméricaines, en particulier des galeries avec un axe horizontal ou vertical, qui pourraient avoir donné accès aux enfers d’un côté et au royaume des esprits de l’autre. Ces structures pourraient dériver des grottes naturelles utilisées à cette fin au Paléolithique. Le concept d’axis mundi, un lieu permettant d’atteindre le monde surnaturel, est commun à de nombreuses religions. Ces similitudes interculturelles doivent-elle être perçues comme autant de lignes tracées sur une carte et expliquées par la circulation des hommes et des idées ? Le débat, toujours aussi fascinant, reste ouvert. Ce qui semble probable, en revanche, c’est que la réceptivité de peuples éloignés les uns des autres aux mêmes idées, rituels et édifices religieux – les pyramides, par exemple – a pu être accrue par des expériences neuropsychologiques et des visions communes favorisant l’assimilation plutôt que le rejet.

 

Epopées et textes anciens.

Outre la nouvelle vision de la préhistoire qu’elles nous offrent, les découvertes du Néolithique incitent les chercheurs à étudier d’un œil neuf les mythes fondateurs des civilisations anciennes du Proche-Orient, afin de déterminer s’ils pourraient dater de la fin de la période glaciaire. L’épopée de Gilgamesh, sans doute écrite pour la première fois en babylonien ancien au IIIe millénaire avant notre ère, est principalement connue pour son récit du déluge, que l’on peut rapprocher de celui de l’Ancien Testament. Ce récit trouve peut-être son origine dans le souvenir de l’élévation du niveau de la mer après la dernière période glaciaire – et peut-être même dans ce que l’on appelle le « déluge de la mer Noire », qui a inondé des villages néolithiques au VIe millénaire avant notre ère. Si c’est le cas, cela renforce l’idée que le thème central de l’épopée, le conflit puis l’amitié entre Endiku « le sauvage » et Gilgamesh « le civilisé », reflète une période de transition entre le mode de vie des chasseurs-cueilleurs et celui des premiers hommes sédentaires du Néolithique inférieur. L’épopée est raconté sur un mode onirique, qui laisse entendre l’importance des rêves et de leur interprétation, dans un monde où les états modifiés de conscience permettaient d’aller à la rencontre des esprits. Il y est aussi question des premiers « dieux », dont l’apparence encore vague est évoquée par une référence à « Annu », le sans-visage qui, dans un autre voler de la mythologie babylonienne, vient d’une montagne du nord, peut-être de la région anatolienne ou de la côte de la mer Noire.

L’épopée de Gilgamesh mentionne à plusieurs reprises l’existence de « pierres sacrées », un détail fort intéressant qui souligne l’importance des pierres dans la religion du Néolithique inférieur. On trouve dans la tablette VI un récit extraordinaire à propos d’une météorite, si lourde qu’on pouvait à peine la soulever. Ce récit est à rapprocher du mythe grec selon lequel le Palladion de Troie était un éclair envoyé par Zeus – très probablement une météorite. Dans l’Histoire récente, la plupart des météorites ont été trouvées sur les calottes glaciaires. Par conséquent, ces légendes anciennes s’inspirent peut-être de véritables découvertes, faites par des ancêtres chasseurs-cueilleurs, avant la fin de la période glaciaire. La valeur sacrée de ces objets auraient encore été connue au Néolithique et lors de l’écriture des épopées.

Il est possible que les symboles du disque de Phaistos, artefact mystérieux découvert près du palais du même nom, érigé en Crète au cours du IIe millénaire avant notre ère, soient d’origine anatolienne même s’il n’existe à ce jour aucun système d’écriture – dans le sens où nous l’entendons actuellement – antérieur au cunéiforme des tablettes d’argile sur lesquelles les mythes comme l’Epopée de Gilgamesh ont été gravés pour la première fois. Cependant, les nouvelles découvertes du Néolithique ayant bouleversé tous nos repères, nous ne pouvons plus affirmer que l’écriture est apparue pour répondre au besoin de tenir des registres dans les premières villes. Là encore, il paraît plus judicieux de se tourner vers l’organisation religieuse et les systèmes de croyances. L’alphabet de l’âge de la pierre est un ensemble réel de symboles découverts en groupes dans plusieurs peintures pariétales du Paléolithique, dont les plus anciennes ont été réalisées il y a trente-cinq mille ans. Ces symboles pourraient former, avec d’autres du même genre, une série de signes mnémotechniques pour le déroulement d’un rituel. Dans ce sens, il ne serait plus illogique de les considérer comme les éléments d’un système d’écriture. Cette nouvelle vision nous pousse à porter un autre regard sur des artefacts déjà mis au jour, comme des pierres gravées ou des associations de pierres, pour leur accorder un sens à la fois symbolique et narratif. Les découvertes extraordinaires faites sur les sites néolithiques laissent présager l’apparition dans un avenir proche d’indices encore plus probants.

 

Voyages préhistoriques de l’esprit.

Pour rejoindre Uta-Napishtim – le Noé babylonien – dans son repaire de montagne, Gilgamesh entreprend un voyage en mer qui aurait pris à un simple mortel « un mois et quinze jours ». Un périple d’une telle durée permettrait d’aller de la Mésopotamie à la pointe de l’Inde ou de traverser l’océan Atlantique depuis le détroit de Gibraltar. Les voyages de cette nature étaient tout à fait accessibles aux hommes du Néolithique inférieur. Seulement, notre vision de cette période a été distordue par l’idée erronée que les peuples anciens avaient peur de l’océan et que les voyages de longue distance sont nés de la volonté de coloniser, de faire du commerce et de faire la guerre des premières civilisations. En réalité, la peur de l’océan, c’est-à-dire la peur de l’inconnu, toujours fortement ancrée dans notre psyché, est peut-être apparue au Néolithique inférieur. A cette époque, les hommes se sont déplacés vers l’intérieur des terres, les ressources de la mer se sont réduites, et la nouvelle élite a incité le peuple à se sédentariser et à restreindre son exploration afin de mieux le contrôler. Au cours de la période précédente, au Mésolithique, les hommes vivaient près des mers et les sillonnaient abondamment. Quant aux chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, ils parcouraient des milliers de kilomètres sur la terre ferme comme sur la mer. Les hommes ont traversé l’océan pour la première fois afin de gagner l’Australie il y a environ cinquante mille ans. Et il y a quinze mille ans, ils avaient déjà longé la côté ouest de l’Amérique depuis le détroit de Béring.

Pour ces premiers voyageurs, l’océan n’était pas une barrière mais un passage. C’est la conclusion la plus importante à laquelle est arrivé l’aventurier Thor Heyerdahl après son expédition à bord du Râ, un bateau de papyrus, dans les années 70. D’après son expérience sur l’océan Atlantique, quand on navigue vers le sud à partir de Gibraltar, il est difficile de ne pas être emporté vers l’ouest. Techniquement, la traversée de l’Atlantique était tout à fait dans les cordes des marins du Néolithique inférieur, qui utilisaient des bateaux en roseau, en peau ou en bois. En outre, les nouvelles recherches sur la religion au Néolithique mettent en avant un autre aspect de la navigation. Le voyage maritime est la dernière étape que Gilgamesh franchit dans son monde onirique, son ultime aventure. Les visions dans lesquelles l’eau est un point d’accès au monde des esprits, où l’on se voit flotter sur un océan infini, sont courantes dans un état modifié de conscience. Pour des hommes sensibilisés à ce genre d’expérience, la traversée de l’Atlantique peut avoir été perçue à un niveau de conscience étranger à ceux d’entre nous qui n’ont jamais été en proie à des hallucinations – comme le sont de nombreuses personnes poussées au-delà de leurs limites en mer – ou n’ont jamais interprété ces visions en fonction d’un rituel ou d’une croyance susceptible de fournir une structure à l’expérience. Pour les premiers navigateurs, la réalité se fondait peut-être dans le monde des esprits. Le voyage en mer devenait alors un voyage de l’esprit. Dans l’ancienne religion – la religion des voyages spirituels – il est donc possible que la navigation sur l’océan n’ait pas inspiré de la crainte mais, bien au contraire, du plaisir.

Il paraît plausible que, pendant la majeure partie de son histoire, l’Homo sapiens ait satisfait ses besoins spirituels grâce à un système de croyances de ce type, plutôt que par la foi en des dieux dont le culte reposait sur des marques de déférences. Basé sur le souvenir des rêves, la rationalisation des visions, et autres expériences en état modifié de conscience semblant donner accès à un monde surnaturel, ce système était sans doute intimement lié à la neuropsychologie humaine. L’émergence d’une religion axée autour de dieux anthropomorphiques est peut-être allée de pair avec la formation d’Etats et la mise en place du réseau d’influence de la nouvelle élite – une évolution extrêmement rapide, en totale contradiction avec la tradition, et encore visible à travers les sites remarquables de Catal Höyük, Göbekli Tepe, Nevali Cori et Cayönü, érigés au Néolithique inférieur, il y a plus de neuf mille ans. Des établissements anciens continuent à être découverts et fouillés. Un jour, les archéologues trouveront peut-être des sites immergés en mer Noire, au large de la Turquie. Et il n’est pas exclu alors qu’ils fassent la plus grande découverte de tous les temps et nous donnent à connaître le berceau des dieux.