Ils sont 40.000 environ, chaque année, à quitter brutalement la maison familiale. Pourquoi partent-ils ? Comment les retrouve-t-on ? Enquête sur l’adolescence en fugue.
Fuir, fuir, loin d’ici. N’importe où mais loin de ses parents. Il y a trois jours Anna a pris son manteau et claqué la porte de chez elle, en banlieue parisienne, après une sévère engueulade avec sa mère. « Ca m’a pris comme une lame de fond ». Anna frisonne quand elle évoque cet instant où tout a basculé. Il était 4 heures de l’après-midi, un vendredi de fin d’octobre sous la tempête. « Je n’ai même pas senti qu’il pleuvait » : trop sonnée par la colère.
Une fois dehors, elle marche droit devant elle pendant des heures. Les larmes ne sont pas loin, vite chassées par la rage de ses quinze ans. Les mots tournent et retournent sans cesse dans sa tête. Reviendra… Reviendra pas… Bientôt, la nuit tombe. Sans savoir comment, la jeune fille se retrouve hagarde, en plein Paris, dans le flot de la foule sur les Champs-Elysées. Elle a faim. Mais n’a pas un sou en poche. Peu à peu, les rues se vident. Elle croise un groupe de policiers en uniforme. De loin, elle les suit, histoire de se sentir plus en sécurité. Mais, ils finissent leur ronde. Elle prend peur. Où se réfugier pour dormir ? Vite, elle escalade un mur, retombe dans le jardin d’un immeuble et se recroqueville derrière un bosquet. Transie.
Installée bien au chaud aujourd’hui dans un foyer d’hébergement réservé aux fugueurs, Anna raconte les bleus, le froid, la faim de cette première nuit dehors. Un peu comme un ancien combattant montre ses blessures de guerre. Elle sait qu’elle a échappé au pire : les agressions, les mauvaises rencontres. Très vite, le lendemain de son départ, elle a été interpellée par la police qui l’a amenée ici. Le centre de la Croix-Nivert, une maison modeste située en plein cœur de Paris, accueille pendant 24 à 48 heures les mineurs retrouvés dans la rue. Un hébergement transitoire, le temps de retrouver la famille, d’apaiser les esprits de part et d’autre et d’organiser les retrouvailles.
La tâche n’est pas toujours facile pour les éducateurs. Dans le cas d’Anna, ni elle ni ses parents ne veulent faire le premier pas. Demain, peut-être, elle partira rejoindre son grand-père. Pour le moment, elle regarde distraitement la télé en compagnie de deux autres jeunes arrivés en même temps qu’elle : L***, une jeune Chinoise sans papiers d’une quinzaine d’années, tout juste arrivée en France où elle est venue chercher une vie meilleure, dormait gare de l’Est quand on l’a trouvée. S***, dix-sept ans, est parti de chez lui pour échapper à une crise de violence de sa mère. Les histoires de fugue se suivent et ne se ressemblent pas. Et, ce sont rarement les aventures romanesques qu’on s’imagine.
« Ils sont entre 2 et 15 qui nous arrivent ici tous les soirs, plutôt après minuit, encadrés par deux officiers de la police. Ils sont épuisés, sales affamés, et les trois quarts ont derrière eux un épisode familial douloureux. Rares sont ceux qui vivent la fugue comme une expérience positive ! », déclare Jean-Louis Brassat qui dirige le centre de la Croix-Nivert. Depuis dix ans, il a vu défiler des centaines de mineurs en fugue. Jamais, parmi eux, il n’a rencontré de jeune baroudeur qui se soit lancé sur les routes juste pour se frotter à la vie. Il ne croit pas non plus au rite initiatique : « Quand un jeune part brutalement de chez lui, il ne part pas pour chercher l’aventure. Il part, et en chemin, il la rencontre, le plus souvent sous des formes dangereuses. » Surtout quand il a galéré quelques jours, voire quelques semaines, dans une grande ville comme Paris. Errant de squat en squat, effractions, violence et petits trafics à la clé.
La grande majorité des fugueurs, heureusement, échappe à ce scénario. Beaucoup ne s’éloignent pas de chez eux, se cachant parfois dans le fond du jardin, et rentrent au bercail tout seuls, au bout de quelques heures. Certains se réfugient une ou deux nuits chez un proche. Sur les 40.000 fugues déclarées à la police chaque année, 80% ne durent pas plus de 48 heures. Le temps, peut-être, de mettre les parents à l’épreuve. « Dans ce cas, il s’agit le plus souvent de fugue réactionnelle, avance Alain Braconnier, médecin psychanalyste et spécialiste des questions d’adolescents. On part pour échapper à un conflit. Par peur du bulletin scolaire. Par bravade, quand les parents serrent un peu trop la vis et interdisent une sortie. »
L’escapade semble alors avoir pour fonction d’inquiéter la famille. Et, de fait, elle a parfois l’effet d’un électrochoc qui permet de relancer le dialogue sur des sujets épineux : le travail scolaire, le copain qui ne plaît pas aux parents, la façon de s’habiller, etc. « Il arrive aussi que la fugue entre dans une logique différente ; plus inquiétante, précise le docteur Braconnier. Elle n’est alors qu’un comportement à risque parmi d’autres et s’accompagne de toxicomanie et de petite délinquance qui sont autant de signes d’un très grand malaise. » Dans tous les cas de figure, l’acte de fuguer n’est jamais anodin. Il est toujours l’expression d’une grande angoisse. Et qu’il s’agisse de provocation, la manière est très violente.
Pourquoi est-elle partie ? Valérie, elle, ne sait pas exactement. Tout allait si mal depuis cette maudite opération du genou. Elle se rêvait athlète, voulait faire sport-études, devenir prof de gym comme sa tante, quand un méchant accident de vélo a tout gâché. Plus question de forcer sur la jambe. A quinze ans, son avenir venait de voler en éclats.
« A partir de ce moment-là, tout s’est dégradé : mes notes au lycée, les relations avec mes parents… La fugue, c’était pas programmé. Un jour, ça a débordé, c’est tout. » Ce matin-là, elle arrive une demi-heure en retard au cours de biologie et se fait expulser du cours. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Sur un coup de tête, elle ressort aussi sec du lycée, et deux heures plus tard se retrouve à faire du stop sur l’autoroute du Soleil, direction l’Italie. Le pays de son père. « Avec l’idée folle que ma vraie vie commençait là-bas. »
Trop survoltée pour avoir peur, elle monte dans une première voiture, puis dans un camion, puis dans un autre… Personne ne lui pose vraiment de questions, et elle avale ainsi des kilomètres et des kilomètres toute la nuit, presque sans ennuis. Une fois seulement un chauffeur lui fait clairement des avances : elle s’enfuit à toutes jambes à la première pause pipi. Jamais cette nuit-là elle ne ressent la fatigue. Ni la tristesse. Elle est comme dopée par une rage froide. Et très vite l’ivresse de la liberté la gagne. « Pouvoir décider seule et instantanément où j’allais m’arrêter sur la route me procurait une jouissance inouïe. » Finalement, elle s’arrêtera à Toulon. Cinq jours chez un ancien copain de vacances. Une pause pour réfléchir. « Jusqu’au jour où ma mère, en larmes, a appelé. » Fin du périple.
Aujourd’hui encore, quand Valérie, raconte cet épisode de son adolescence, elle se souvient avec vivacité du sentiment de toute-puissance qui l’accompagnait au moment de son départ. Mélange d’excitation et d’inconscience. Elle se souvient aussi de la gifle qu’elle a reçue à son retour. Et curieusement, elle ne venait pas de ses parents : « Ils avaient bien trop peur de me faire fuir à nouveau. Alors, ils ont serré les dents, et m’ont juste demandé si tout s’était bien passé. » La gifle, c’est Pascal, un copain, qui la lui a donnée, alors qu’elle s’apprêtait, triomphante, à lui raconter ses exploits. « Lui et mon frère m’ont ensuite raconté leur version de l’histoire : le drame qu’avait vécu mon entourage pendant mon absence. » Et, en effet, en cinq jours, ils ont eu le temps de tout imaginer.
Au début, la police, alertée par les parents, pense à une histoire de drogue : Pascal et d’autres camarades sont aussitôt interrogés par la brigade des stupéfiants. Puis, deux jours plus tard, on retrouve le portefeuille de Valérie, qu’elle avait égaré en chemin, pas loin des quais de la Seine. Avec à l’intérieur, ce mot : « Si je ne trouve pas le bonheur, je me tue », écrit rapidement dans un de ses accès de ferveur romantique. Les parents s’effondrent. La police s’apprête à draguer la Seine pour tenter de retrouver le corps de la jeune fille, quand sa mère désespéré, qui vient de retrouver le carnet d’adresses de sa fille, tente le tout pour le tout en faisant le tour des numéros de téléphone qui sont inscrits.
Valérie revient de la plage quand le téléphone sonne. Le copain qui l’héberge décroche : « Je ne vous demande pas de me dire si ma fille est là. Mais, si vous la voyez, dites-lui de nous appeler. » Valérie rappelle. Brutalement, famille et amis sortent d’une semaine d’enfer. Valérie, elle, ne soupçonne rien.
« Mes parents ont pris dix ans en quelques jours. Je ne voulais pas leur faire autant de mal. C’était disproportionné », confie la jeune femme dont le visage s’est assombri. Toujours maintenant, elle se crispe encore en imaginant la douleur et l’angoisse de son père et de sa mère. Elle n’est pas vraiment remise du grand chambardement qu’elle a provoqué sans le vouloir.
Comment les retrouve-t-on ?
Une fois la fugue signalée par les parents à la police, celle-ci doit tout mettre en œuvre pour retrouver le mineur au plus vite. Avec l’aide de différents organismes (comme Child Focus), elle diffuse le signalement du disparu sur l’ensemble du territoire, alerte la SNCB et les autres services publics. Commence ensuite l’enquête auprès de la famille, des amis, des voisins, des profs. Le plus souvent, cependant, les fugueurs reviennent tout seuls. Sur les 1.511 mineurs déclarés disparus à Bruxelles en 2005, 1.103 sont rentrés à leur domicile sans l’intervention des forces de l’ordre.
La fugue est-elle un délit ?
Non. Au regard de la loi, un fugueur est plutôt un mineur en danger. Et si la police le recherche, c’est pour le protéger. Lorsqu’il est interpellé par les forces de l’ordre, il n’est ni enfermé ni menotté. En revanche, un adulte qui recueille chez lui un fugueur de moins de 18 ans et qui oublie de prévenir les parents peut être poursuivi devant un tribunal pour soustraction de mineur. Il risque alors 5 ans d’emprisonnement et 50.000 euros d’amende.
Sortir où je veux, avec qui je veux ?
D’accord, mais seulement à partir de 18 ans. Vous connaissez l’article 203 et 205 ? Avant 18 ans, on est mineur, et selon le Code civil, on vit sous la protection et l’autorité de ses parents. Ceux-ci ont l’obligation d’héberger leur enfant, de le nourrir, de le vêtir, d’assurer son éducation, et de le faire soigner en cas de maladie. Mais, ils doivent également assurer sa surveillance car ils en sont civilement responsables et doivent assumer pour lui ses délits. Ainsi, ce sont les parents qui choisissent le lieu de résidence de leur enfant et qui décident quand il peut en partir et où. Au besoin, ils peuvent faire appel aux forces de l’ordre pour ramener un mineur qui est parti sans leur permission. Ils ont aussi le droit de lui interdire de rencontrer certaines personnes. La loi les autorise même à lire son courrier. En revanche, s’il est admis que les parents peuvent exercer sur leurs enfants de légères corrections corporelles, toute forme de violence, même morale, à plus forte raison toute atteinte physique entraînant des blessures sont interdites.
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