Apis Mellifera Scutellata

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Tout commence en 1956. Le gouvernement brésilien consulte son généticien le plus doué, Warwick Estevam Kerr, espérant trouver une solution au problème des abeilles européennes mal adaptées au climat tropical et, de ce fait, médiocres productrices de miel. Pouvait-on créer un hybride ? Kerr vient alors de recevoir de nombreuses récompenses, dont celle du meilleur scientifique brésilien. Il a 34 ans, il est sollicité par les plus grandes institutions américaines, le monde lui ouvre les bras. Sa passion pour les abeilles et son esprit patriotique le portent donc jusque sur le vieux continent africain, à la recherche de l’espèce qui propulsera son pays sur les rangs des plus grands producteurs de miel mondiaux.

Quatre mois plus tard, après un périple qui l’aura mené de l’Angola à l’Afrique du Sud, en passant par la Tanzanie, il accostera dans la baie de Rio de Janeiro avec, dans ses bagages, 75 reines vivantes d’une race connue pour sa grande férocité, l’Apis Mellifera Scutellata… . Les abeilles en cage sont transférées sous haute surveillance jusqu’au centre universitaire d’expérimentations génétiques de Rio Claro, dans l’Etat de Sao Paulo. Elles sont placées dans des ruches équipées de grilles aux dimensions des ouvrières leur permettant de sortir et de ravitailler la colonie en pollen, mais séquestrant les reines et les faux bourdons – les seuls à pouvoir se reproduire – , réduisant ainsi à néant les risques de dissémination et de croisement avec les espèces locales. Pendant près d’un an, Kerr et son équipe essayent de créer un nouvel hybride, révolutionnaire, domestique, grand producteur de miel et résistant aux multiples climats brésiliens… .
Ce qui arriva par la suite reste un mystère dont on discute encore dans la communauté scientifique. Il semblerait qu’un matin de 1957, un apiculteur en visite dans les laboratoires de Kerr arracha, pour une raison inconnue, les fameuses grilles de sécurité des ruches. Ce jour-là, vingt-six reines s’échappaient, disparaissant dans la nature avec leurs colonies. Au cours des quarante dernières années, grâce à une série de facteurs d’ordres génétique et environnemental, le croisement des abeilles africaines et des abeilles européennes a donné naissance à une nouvelle race, exceptionnelle, grande productrice de miel, remarquablement adaptée au climat, mais totalement incontrôlable et véritablement meurtrière.
Les abeilles africaines ont la faculté de déclencher l’alarme dans la colonie en relâchant des phéromones. Ce message olfactif à l’odeur de banane fait l’effet d’une bombe au cœur de la ruche, qui se déploie et frappe l’adversaire sans pitié. Les abeilles africanisées ne sont pas plus venimeuses que les autres : elles attaquent tout simplement en plus grand nombre. Dans les cas de décès à la suite de ruée en masse, on a comptabilisé plus de 8.000 dards pour une seule victime, soit près de 10 dards par cm²… .
Très vite, les populations du sud du Brésil, habituées à vivre avec ces insectes, le plus souvent gardant des ruches à proximité de leurs habitations, se rendirent à l’évidence : leurs abeilles changeaient radicalement de comportement. Elles devenaient vicieuses, piquant les enfants, tuant les chiens et le bétail… . Les abeilles africaines pénétraient à l’intérieur des colonies de leurs congénères européennes pour y dérober le miel, ou même souvent, elles réalisaient de véritables coups d’Etat, exterminant une partie de la colonie et sa reine, afin de s’emparer de la ruche et, de cette manière, réduire en esclavage les survivantes… .
« A cette époque, les abeilles terrorisaient les gens », raconte Warwick Kerr. « C’était le début des années 60. C’est là que les premiers drames ont commencé à m’être rapportés…. Des histoires atroces d’hommes, de femmes, d’enfants grouillant d’abeilles, le corps secoué de convulsions, les yeux révulsés… . » De nombreux incidents furent relatés, des fictions furent tournées. En juillet 1975, alors qu’elle se rend à l’école où elle enseigne, Eglantina Portugal, une institutrice de la région de Recife, tombera dans le coma sous les assauts répétés des dards de plusieurs milliers d’abeilles. Malgré l’intervention des pompiers et les soins prodigués par la suite à l’hôpital, les lésions dues au venin subies par son organisme seront irréversibles : la jeune femme décédera quelques heures plus tard.
Lorsqu’elles attaquent, les abeilles hybrides réagissent à un signal précis envoyé par une ou plusieurs sentinelles qui ont flairé un danger. Un choc, des vibrations ou le souffle d’un être vivant peuvent suffire à déclencher la pire des réactions. Pour communiquer cette alerte, elles utilisent leurs phéromones d’alarme, un message olfactif –semblable à l’acide formique utilisé par les fourmis – qu’elles relâchent par leur abdomen dans l’air, ou directement sur leur victime lorsqu’elles piquent, indiquant ainsi à leurs congénères la cible à frapper. Elles manient leur dard avec une précision étonnante. Acéré et hérissé d’ardillons comme la pointe d’un harpon, c’est une arme remarquablement bien étudiée. Il est séparé en deux parties qui s’imbriquent et coulissent l’une contre l’autre afin de mieux pouvoir s’enfoncer et de pouvoirs ainsi pénétrer les matières les plus résistantes.
Lorsqu’elle pique, l’abeille laisse un sac de venin qui continuera à pomper le poison dans l’épiderme ou le corps de sa victime, puis elle mourra quelques minutes plus tard, ayant abandonné une partie de ses viscères dans cette opération. Il peut sembler étrange que des insectes si parfaits, à la morphologie étudiée au centième de micron près, meurent tout simplement dans un dernier vol kamikaze. Bill Rubink, du laboratoire de Weslacq, nous explique que c’est une manière beaucoup trop humaine de raisonner pour réellement comprendre le monde des insectes. L’organisation de la défense d’une colonie fonctionne en quelque sorte de la même manière que le système immunitaire du corps humain. Quand un danger est détecté, une partie des abeilles va réagir comme le font nos anticorps, qui eux aussi périront dans le combat, mais d’autres les remplaceront rapidement, et la colonie sera saine et sauve. Les abeilles ne pensent pas, elles sont naturellement altruistes, et tout ce qu’elles font, elles le réalisent dans l’intérêt de la colonie.
En 1986, de plus en plus inquiétés par cette progression, les Etats-Unis se résolurent à réagir fermement. Une commission du département de l’Agriculture composée d’agents entomologistes gouvernementaux développa un plan audacieux. Ils décidèrent de créer une Bee Regulated Zone (une zone de régulation des abeilles). En collaboration avec les autorités mexicaines, ils entreprirent de les stopper en installant une « barrière biologique » à travers l’isthme de Tehuantepec, séparant l’océan Pacifique du golfe du Mexique sur une distance d’environ 300 kilomètres. Tous les moyens scientifiques et techniques furent mis en œuvre. Des centaines d’hommes mobilisés pendant des mois posèrent plus de vingt mille pièges, détruisant les abeilles par millions. Même des techniques génétiques furent mises au point pour tenter d’enrayer la marche des essaims vers le nord. Un travail de titan qui consistait à la fois à remplacer les reines africanisées de chaque colonie piégée par des reines européennes et à disséminer des centaines de milliers de faux bourdons, eux aussi européens, afin de diluer le gène de défensivité des hybrides. Une opération dont les dépenses s’élevèrent à plus de 10 millions de dollars pour les deux pays, avec pour seul espoir de contrôler la migration des abeilles tueuses. Mais il devint très vite évident que rien ni personne ne les stopperait.
Aujourd’hui, les abeilles tueuses ont parcouru et envahi un territoire de plus de trois millions de Km². Elles représentent près de 90% de la population des abeilles en Arizona ainsi que dans le sud du Texas. Mais, elles ont conquis bien d’autres territoires, comme le Nevada, le Nouveau-Mexique, la Californie, et elles arrivent aux portes des grandes villes comme Los Angeles, Las Vegas, San Diego ou Phoenix. On les dénombre par milliards, elles continuent d’avancer. Derrière elles plane l’ombre de la mort : selon le Dr Kerr, près de 1.500 personnes et plusieurs milliers d’animaux domestiques et de bétail auraient péri sous leurs dards féroces.
« Au printemps, c’est-à-dire en pleine période d’essaimage, nous recevons une quinzaine d’appels par jour, parfois vingt », nous raconte John Estes, le chef des pompiers de la section nord de Tucson. « A cette époque, les essaims sont partout, pendus à la branche d’un arbre dans les jardins publics ou chez des particuliers, accrochés à un feu tricolore ou à des panneaux de signalisation. Au cours de la dernière décennie, des cas d’attaques très spectaculaires ont commencé à faire prendre conscience au public qu’il risquait gros. Le cas le plus impressionnant fut celui de Mary Williams, à Apache Junction, près de Phoenix, en Arizona. Un matin, alors qu’elle sortait de chez elle, elle fut surprise par un essaim d’abeilles tueuses qui se trouvait dans son garage. Elle n’a pas eu le temps de fuir. Selon les dires des voisins qui ont assisté à la scène, elle s’est écroulée en à peine quelques secondes. Lors de l’autopsie, le médecin légiste a retiré près de 8.000 dards de son corps. Elle avait 82 ans. Les personnes âgées et les enfants sont les plus vulnérables.
Il faut se rendre à l’évidence : il n’y a, aujourd’hui, aucun moyen de se débarrasser ni de contrôler les abeilles tueuses. De plus, les pays ne peuvent s’en passer, pour la seule et unique raison qu’elles occupent un rôle écologique de premier plan. Elles participent à 80% à la pollinisation des cultures réalisée par les insectes, elles produisent un miel délicieux et abondant. Pour les seuls Etats-Unis, leur valeur économique, toutes activités confondues, s’évalue à plus de 6 milliards de dollars par an. Il va donc falloir apprendre à vivre avec elles.
Alors qu’il y a seulement quelques années, la communauté scientifique annonçait que les abeilles ne pourraient survivre plus au nord, les faits tendent à prouver le contraire. Une fois encore, elles démontrent leur incroyable faculté d’adaptation. Elles ont déjà surmonté plusieurs hivers très rigoureux au Nevada et au Nouveau-Mexique. Tout porte à croire que lorsque le thermomètre atteint des températures extrêmement froides, les abeilles s’organisent de manière à former une boule autour de la reine. C’est en changeant constamment de place, en se remplaçant les unes les autres, qu’elles peuvent garder l’essaim et la reine à une température avoisinant les 35°C. Ainsi, les dernières prévisions des experts prévoient qu’elles remonteront très certainement encore plus au nord, jusqu’en Illinois, voire jusqu’au Canada. En tout cas, si ces abeilles arrivaient, pour une raison ou une autre, en Europe, elles pourraient sans aucun doute y vivre et s’y développer très confortablement.
Alors que les abeilles africanisées assurent chaque jour un plus leur pérennité, Warwick Kerr – qui, depuis de nombreuses années, consacre son travail aux abeilles sans dards – se replonge dans ses souvenirs. « Nous savions qu’elles étaient dangereuses, les autorités étaient aussi au courant, mais nous les contrôlions. Souvent, je repense à ce geste inconsidéré qui a fait tant de victimes. Je crois que cela serait arrivé de toute façon. Il est très difficile de contrôler la nature. Il convient à l’homme de réfléchir aux conséquences de l’action qu’il mène lorsqu’il entreprend de modifier celle-ci. »
Et le généticien de conclure : « Le monde scientifique doit tirer des enseignements de cette histoire. Bien d’autres expériences inquiètent, le maïs transgénique, ou même Dolly, la brebis clonée qui vieillit trop vite… . Depuis que le Brésil s’est hissé au rang de cinquième producteur mondial de miel, ma position s’est encore améliorée. Je sui aujourd’hui un personnage respectable et très influent. A 77 ans, je suis toujours considéré comme l’un des meilleurs scientifiques de mon pays et je suis adulé par les apiculteurs brésiliens, qui ne veulent travailler qu’avec les abeilles tueuses. J’ai retourné des dizaines de fois la question dans ma tête. Je vous affirme que si tout était à refaire, je laisserais ces insectes là où je les ai trouvés… ».

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