La mort : vivre et mourir

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Document 19 : Les rites du deuil : laisser partir… (III. Intégration)

Article paru dans la revue « Approches » (éd. Fédération suisse des femmes protestantes) n°200, novembre 2003, p. 2-4, Daniel Marguerat.

Le petit cortège avançait lentement. De l’église au cimetière, il avait fait déjà la moitié du chemin. L’atmosphère était lourde. On parlait peu : non pas à cause du soleil, mais à cause du mort. Un fils unique, fauché sur la route au petit matin. Les parents
suivaient le corbillard, silhouettes cassées. Comme une chenille, la file des amis et gens du village s’allongeait derrière le couple brisé.
Je me souviens de ce cortège, parce que dans son implacable tristesse, il m’apparaissait d’une trouble ambiguïté. Que se passe-t-il ici, entre l’église et la tombe ? Que faisait ce cortège ? Accompagnait-il les parents pour les soutenir dans la séparation ou ralentissait-il le pas pour retarder le dernier adieu ? Peut-être allait-il « rendre à la poussière ce qui vient de la poussière ». Mais, peut-être tentait-il, en un ultime refus, de retenir le mort parmi les vivants…

Terrible ambiguïté.
Terrible ambiguïté des gestes du deuil. Toutes les religions ont mis en place des rites qui fixent la séparation entre morts et vivants. Installant les vivants là où ils sont et les morts là où ils doivent être. Or, cet espace où mort et vie se côtoient est le lieu de tous les dangers. Il arrive que la vie ne se sépare pas de la mort, mais soit capturée par elle. Comment permettre aux rites du deuil de sauvegarder la vie ? Une rencontre d’évangile l’illustre bien, au chapitre 7, de l’évangile de Luc.
Il arriva ensuite que Jésus s’est rendu dans une ville appelée Naïn. Ses disciples faisaient route avec lui, et une grande foule. Quand il arriva près de la porte de la ville, voici qu’on portait en terre un mort, fils unique pour sa mère, et celle-ci était veuve foule considérable de la ville était avec elle. La voyant, le Seigneur fut pris aux entrailles à son sujet, et il dit : « Ne pleure plus ». S’approchant, il toucha le cercueil ; ceux qui le portaient s’arrêtèrent. Et il dit : « Jeune homme, je te dis, réveille-toi ». Et le mort s’assit, et il commença à parler, et il le donna à sa mère. La crainte les saisit tous et ils glorifiaient Dieu en disant : « Un grand prophète s’est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple ». (Lc 7, 11-16).
Une femme dont on ne sait rien, ni le nom ni l’âge, sinon qu’elle est entourée. Entourée de gens et entourée de mort. En elle se condense la détresse de tous les endeuillés : la présence de beaucoup ne parvient pas à combler l’absence d’un seul – celui qu’on mène en terre. L’évangéliste Luc dresse son portrait à petits coups d’écriture : on est aux portes de la ville de Naïn, la femme est veuve, et la foule qui est là porte en terre son fils unique.

Avalée par la mort.
Or, ce cortège funèbre croise un autre cortège : celui de Jésus et de ses disciples. Pour la première fois dans l’évangile de Luc, Jésus est confronté à la mort, ou plus exactement, confronté au cortège de la mort. Car, c’est là le drame : quand la mort frappe, elle entraîne les vivants dans son sillage. La femme n’est pas seulement démunie par la mort de son fils, elle est menacée d’être entraînée, avalée par la mort. La disparition de l’autre a ce pouvoir redoutable de nous aspirer dans sa béance, de nous avales dans le trou noir, de faire de nous des morts vivants. Les rites du deuil s’organisent sur ce fond-là. Leur but est aussi de réchauffer les endeuillés par l’affection du groupe. Mais, l’enjeu est plus profond : il s’agit d’empêcher la mort d’engloutir les vivants, ou si l’on préfère, d’empêcher la mort (le décès) de produire autour d’elle la mort.

Ne pleure plus.
Voyant la femme, Jésus est pris de pitié (le texte grec dit : « pris aux entrailles »). Jésus a les entrailles nouées devant le danger où se trouve la veuve. Il lui dit : Ne pleure plus. Elle avait pourtant de quoi pleurer : sur son fils, et sur elle. Déjà veuve, elle vient de perdre son assurance-vie : un fils unique, seul à même de le protéger. Le pleur est bon, parce qu’il met la douleur à distance. La veuve a raison d’être dans le pleur : c’est là qu’elle va recevoir une offre de vie. Je n’entends pas le « Ne pleure plus » de Jésus comme une négation de sa détresse, mais comme une exhortation : laisse-le aller, ne le retiens pas, laisse-le suivre son chemin…
Jésus entre dans cet enjeu des rites du deuil : éviter que la mort contamine la vie. Permettre à chacun de suivre son destin, pour que la mort n’engloutisse pas la vie. La question posée à la femme est : consens-tu à son départ ? Acceptes-tu qu’il s’en aille ? Et pour toi, choisis-tu de vivre ? L’absence de l’autre risque de faire d’elle une mort vivante, hantée par le souvenir du temps passé. « Ne pleure plus » : va-t-elle rester dans le cortège de la mort ou passer dans le cortège de la vie, qui est celui de Jésus et de ses disciples ?

Un « ailleurs » où réside l’autre.
Les gestes de Jésus, qui s’ensuivent, ont une forte charge symbolique. « S’approchant, il toucha le cercueil ; ceux qui le portaient s’arrêtèrent. Et il dit : « Jeune homme, je te dis, réveille-toi ». Et le mort s’assit, et il commença à parler, et il le donna à sa mère. » Evitons de le piège de la lecture magique, comme si Jésus annulait, d’un coup d’épate, le décès. Ce qui se dit là est plus profond et plus subtil, pour peu qu’on lise attentivement le texte. Qui s’assied dans son cercueil et se met à parler ? Le mort. Qui Jésus donne-t-il à sa mère ? Le mort. Vous avez bien lu : Jésus donne le mort à sa mère, et le mort parle. Jésus ne vient pas gommer la mort, effacer le drame, mais modifier le rapport de la femme à la mort.
Tant que nous n’avons pas consenti à l’absence de l’autre, sa mort nous menace. Il faut que le mort soit à sa place, en son lieu, pour que je puisse prendre ma place. Et demeurer dans la vie. La tombe a cette immense fonction de désigner un lieu qui n’est pas mien, un « ailleurs », où réside l’autre et où je ne suis pas. Pour cette raison, il n’est pas faux d’utiliser la métaphore de la « dernière demeure » : l’autre doit être reconnu en son lieu pour que je puisse habiter le mien.

Dans l’espace, une parole.
Jésus touche le mort et le réveille. Il montre à la femme qu’il a accès à ce lieu où le mort est installé, où il est « assis ». Il le donne à sa mère, ce qui ne veut pas dire que la même relation va reprendre entre les deux : la femme reçoit ce mort de Jésus. Entre eux deux s’interpose le Seigneur. Entre eux deux peut désormais jaillir une parole, qui consacre la distance, mais qui atteste que tout n’est pas coupé entre eux. Il y a, entre les morts et les vivants, tant à se dire et à se pardonner…

Il y a bien miracle ici.
Aux portes de Naïn, Jésus a revisité les rites du deuil. Confronté pour la première fois à la mort d’autrui, il est bouleversé par le pouvoir qu’à la mort d’envahir les vivants. Sa première parole est une invitation au lâcher-prise : laisser-le aller. A d’autres, il disait : « Laisse les morts enterrer leurs morts ». Sa seconde intervention est de montrer, par un geste au lourd potentiel symbolique, qu’il est présent en ce lieu où se réveillent les morts.
Il y a bien miracle ici, et c’est le miracle de Pâques. Pâques est la promesse que l’on peut sortir vivant de la perte et du deuil. Et ne pas être tué par la mort de l’autre. La foi de Jésus est cette confiance inébranlable qu’il y a un « après » à la mort de l’autre. Cet après n’est pas condamné à s’alimenter de résignation ou d’agressivité ravalée (il faut parfois pardonner au mort la perte qu’il nous fait subir). L’après est fait d’un consentement à laisser l’autre suivre son chemin avec Dieu. Son chemin à lui. Pour qu’il y ait un chemin à moi : un chemin pour vivre (note de l’auteur : cette réflexion doit beaucoup à mon dialogue avec Lytta Basset dans un séminaire organisé à l’Université de Lausanne : « Et après la mort ? » (mai-juin 2003)).

Document 20 : Repenser le deuil pour mieux le panser.

Si autrefois, le deuil s’affichait, de nos jours l’expression des émotions est considérée comme inconvenante. On n’a plus le droit de s’émouvoir en public. Les larmes, la peur sont du domaine du privé. Nous nous sentons le devoir d’être discrets de nos malheurs, sous peine d’être considérés comme une personne anormale, en proie à quelque pathologie. Finis les vêtements noirs portés pour signifier le deuil, finies les heures passées à veiller le mort, les cortèges funèbres. Les endeuillés sont en errance. Ils maquillent leur accablement, font mine de sourire, et c’est ce qu’on leur demande, si démunis que nous sommes face à la perte ; tant la douleur nous fait peur. Elle est tue.
La mort est pourtant surmédiatisée. On peut observer qu’elle envahit les écrans : catastrophes naturelles, attentats, guerres, meurtres… Ces morts figurés à l’écran n’auraient-ils pas tendance à banaliser le regard que nous leurs portons, tandis que nous ne voyons plus guère nos proches, nos voisins à l’heure de la mort ? Face aux logiques d’individualisation actuelles, face à l’étiolement des appartenances ou à leur multiplicité, les rites autour de la mort sont mis à mal. Et pourtant ne demeurent-ils pas nécessaires pour apaiser la détresse de ceux qui vivent le deuil ? Sans doute, à conditions de les réformer, de leur donner un sens qui tienne compte des logiques nouvelles dans lesquelles ils s’inscrivent.
Il est, en effet, essentiel que la société se réapproprie les funérailles. La mort, c’est l’affaire des vivants et les funérailles en sont la manifestation la plus immédiate. Il faut rendre à la célébration sa dimension sociale, collective, qui déborde largement le cercle familial. Le plus grand danger, c’est la privatisation de la mort, l’enterrement